Au musicien du rail

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Et à lire juste là:

Je l’ai aperçu sur le quai, avec sa guitare dans le dos et son sourire ancestral accroché à sa barbe. C’est un musicien, un vagabond de l’ancien genre, de ceux qui se faufilent entre les wagons et dans le dédale des tunnels pour se faire quelques sous et raconter leurs histoires d’ailleurs.
 Le train s’est arrêté, et alors ses portes se sont ouvertes comme le rideau d’un théâtre. En quelques secondes les personnages sont entrés en scène, se poussant du coude pour jouer leur drame quotidien; interprétant tous le rôle de leur absence. Lui seul, le guitariste, est arrivé comme un voyageur et avec la prestance d’un pays entier, il salua l’assemblée d’un regard.

Le train ricanât puis se remit à se traîner vers Paris, à jouer lui aussi son rôle assigné. Alors le vagabond commença à gratter ses cordes et à chanter, d’une voix légère sans inquiétude. La musique était belle et sincère. Les notes se mêlaient à une langue inconnue, prête à nous transporter bien plus loin que ne pouvait le faire la locomotive et son cortège. Il rendit au voyage sa définition. Nous finirions à la même destination — car tous les trains d’ici vont à la capitale — mais en ayant pris quelques détours par des chemins lointains et imprévus. Enfin, entendra qui pourra. Nous sommes à l’heure bleu des camisoles numériques et les visages se lèvent peu.

Il faut donc comprendre le tour de force qui eut lieu, l’ambition du bonhomme: il venait détourner un moment d’usage pour en faire une fête. 
Il fit de son instrument un aiguillage pour dérouter le convoi, rivalisant avec les grincements du train pour que revienne le festival, c’est à dire la spontanéité, la joie, la rencontre.

Il poussait la musique dans le ventre de la machine-métropole comme Pinocchio se démenait pour sortir de la baleine. Il jouait pour s’extraire du monstre, avec un héroïsme dont il ne se doutait sûrement pas. En entrant ainsi dans le wagon, il s’est glissé dans l’interstice d’un espace qui ne lui était pas destiné, qui n’était pas prévu à cet effet. Il s’est infiltré sous la peau épaisse de l’artifice pour lui arracher la fraicheur d’un moment à vivre; et quelques pièces peut-être. Il a repeint les contours d’un instant standardisé pour en faire une fête le temps de quelques chansons. A la fin, quelques personnes applaudirent, puis il parti en disant merci. Simplement. Presque juste avec les yeux. 
Le train ricanât comme à son entrée puis redevint un peu plus sombre. Il poursuivi sa course vers Paris, invariable sur ses rails.

Ce qui est sûr, c’est que si lui demeura le même du moment où il entra dans le train jusqu’à en sortir, une différence, quelque-part, fût faite. 
Entre trois stations, il devint ainsi le meilleur compagnon de voyage possible et nous fit vivre un véritable soulèvement. En faisant juste cela, il élargi l’étroitesse de la ville et de l’instant. Il rendit autre chose possible et nous invita à le rejoindre. Il montra que l’art doit aussi être sauvage, comme un fruit à cueillir sur l’arbre. Offert à celles et ceux qui empruntent les chemins…

Mais ceci est une pratique de presque une autre époque, quand il était possible de faire une manche le temps de récolter assez de pièces pour pouvoir sauter dans un train et partir, aller voir plus loin à quoi ressemble le pays. 
Nous vivons aujourd’hui la disparition de l’argent liquide. Fini la petite monnaie. La manche elle-même et l’art de la rue, avec tout ce qu’il a de richesse et d’indiscipline ont été mis au pas, réglementés ou interdits. A Paris, il faudrait désormais faire des auditions pour jouer dans les couloirs du métro, payer un forfait et se restreindre ensuite à jouer entre trois bandes de peinture, dans l’espace assigné. Des brigades et caméras surveilleront les écarts.

La métropole assassine toute spontanéité, donc toute forme de vie. Elle ne tolère plus que sa propre marche robotique qu’il faudrait imiter. Son humeur d’acier qui décape les présences. Pour y vivre, il faut donc soit se résigner au vide et à l’obéissance, soit se faire artiste et insurgé. Faire de chaque acte un soulèvement.

Merci à toi le musicien du rail, toi qui, en dehors de tout statu d’artiste en a les qualités profondes: cette épaisseur d’âme qui fait les personnes authentiques et indomptables. Merci à toi qui par ta liberté nous montre nos entraves.

Que revienne et jaillisse de partout la fête,
Jusqu’à crever la métropole !

Alors, si au bout du wagon ou du tunnel vous entendez de la musique,
Relevez la tête et rencontrez vous,
Dansez,
Filez la pièce;
Et si par malheur, vous n’en entendez plus…

Chatterton

Peinture: Jon Sloan
Photographie d’en-tête: Cor Jaring

Pour aller plus loin:
Manifeste des non-travailleur.ses de l’art => https://lundi.am/Manifeste-des-non-travailleur-es-s-de-l-art

« Nous voulons vivre une vie qui a du sens car la vie a du sens. C’est pourquoi, nous ne voulons plus travailler au désastre capitaliste mais à l’avènement d’une société sans classe. Dans cette société, il n’y aura plus de peintres, mais des non-travailleurs qui, entre autres choses, feront de la peinture. »